Histoire d'Ashra l'élégiste, impitoyable mélomane

Allez je me lance
Petite musique d'ambiance :

Spoiler:

  Dans un coin de la taverne, près du foyer dont les braises grésillent, une jeune Firran au pelage blanc zébré de noir joue une ballade au luth. Assise sur un banc déjà encombré de plusieurs flûtes de différentes tailles et aspects, d'un tambourin et d'un tas d'autres instruments étranges, elle attire la curiosité des consommateurs qui s'arrêtent parfois près d'elle, l'écoutent jouer un moment, et repartent à leurs occupations, non sans avoir ajouté une pièce au chapeau posé devant elle. Ses chansons parlent souvent du déracinement, des gens loin de leur foyer, et encore plus souvent, de la mer.

A ceux et celles qui s'arrêtent assez longtemps devant elle et finissent par lui demander l'origine de ses chansons, Ashra répond toujours de la même façon, c'est à dire avec une distance non-dénuée de poésie, et sa voix bien firrane remplie d'intonations râpeuses :

"L'océan est mon pèrre adoptif, tout comme cette terrre m'a accueillie comme une mèrre. Ils sont ma bénédiction et mon fléau, mon trrésor et ma peine, l'orr de ma vie et ma perrte à venirr."

Peu de gens le savaient, mais Ashra avait essentiellement grandi en tant qu'esclave et bête de foire sur les terres Nuian. Sa tribu, sa famille, avait été décimée lors d'un raid brutal survenu dans ses jeunes années; l'ennemi à la peau claire et imberbe, aux oreilles pointues, avait décidé d'emporter Ashra et l'une de ses cousines, Ina, en guise de trophées avant d'achever leur sinistre œuvre par les flammes de la géhenne.
De l'autre côté de la mer, la vie d'Ashra et Ina s'était résumée à être exhibées à une foule haineuse, dans des cages. L'ennemi capturé recevait sa dose quotidienne de cailloux et coups de bâtons, et après un semblant de repas et de nuit agitée, le même scénario était voué à se répéter encore et encore.
Les années passèrent, inévitablement, et Ashra eut le temps de devenir une petite Firran adolescente lorsque, lors d'un transfert vers Halcyona, un groupe de Haranyens et Firrans intercepta la caravane de ses tortionnaires et mit fin à leurs jours; libérant du même coup les deux captives et les balançant dans un clipper en direction de l'est. Lorsqu'elle revit la mer après tout ce temps, Ashra eut les larmes aux yeux. Elle qui avait toujours détesté l'eau, elle s'y immergea de la tête aux pattes, décidant que c'était bien moins désagréable que l'enfer qu'elle venait de quitter.

D'aucuns peuvent croire en entendant cette version de l'histoire qu'Ashra ne serait donc en fait qu'un avatar de haine et de ressentiment pour "l'étranger à la peau claire et celui aux oreilles pointues". D'aucuns se trompent souvent. Elle est tellement plus que cela.

Ayant fait un temps parti d'une petite bande d'arnaqueurs à la petite semaine, sévissant dans la baie septentrionale du cap de Solis (la postérité ne retiendrait pas le nom de la bande pourtant fort amusant, "le gang des pigeonneurs"), Ashra se souvient de quelques-unes de leurs aventures, dont l'une qu'elle relate souvent :

"Mes camarrades avaient réussi à esbrrouffer deux beaux pigeons aux longues orreilles, et comme ils le faisaient d'orrdinairre, ils les emmenèrrent dans un de nos entrrepôts clandestins pourr les cuisiner, à la sauce piquante si vous voyez ce que je veux dirre. C'était générralement le moment où moi, la fille de la bande, interrvenait dans le rrôle de celle qui fait céder les corrdes sensibles. Comme je venais juste de commencer l'apprrentissage de la flûte, mes comparrses me demandaient de jouer des airrs aux péquenauds, en sifflant le plus prrès possible de leurs orreilles.
Ils crraquaient généralement en moins de trrente secondes. Ils n'en pouvaient plus. A ce moment-là, ils nous vendaient jusqu'à leurrs femmes et leurrs enfants, pourrvu que j'arrrête de jouer."

Ashra avait donc été une sorte de tortionnaire mélomane, en fin de compte, le tout en inventant avant l'heure le concept du death metal. Jusqu'à ce qu'elle sache jouer plus convenablement et se mette au post-bard'core.

Plus tard, plus grande, elle rejoignit l'équipage de bras cassés et autres repris de justice d'un chalutier, sur lequel elle fit connaissance de près avec la guerre, la vraie, celle qui sent bon la poudre à canon. Un galion Nuian leur fit tâter du boulet, en réponse de quoi ils tâtèrent les lance-harpons du bateau de pêche. Il y eut jusqu'à un abordage en règle, et des morts des deux côtés; Ashra empala la tête d'un Nuien au bout de sa gaffe (le crochet de marin du même nom, je précise), commettant ainsi son premier homicide conventionné. Plus tard seulement elle vomit, beaucoup, avant de se dire que c'était inévitable (la guerre, hein, pas le fait de vomir quand on embroche un ennemi lambda dans une bataille navale).

Remise de ses émotions, elle exorcisa ce peu glorieux souvenir en une énième élégie, et réalisa à ce moment précis que son destin était là, au bout de ses griffes : une guerrière des vers et des rimes, une faucheuse armée d'instruments de torture musicale, telle était sa voie. Répandre le death metal et le post-bard'core sur les champs de bataille, faire danser les cadavres sur des powerchords, voila à quoi Ashra avait toujours été destinée sans jamais le savoir.

Ainsi fut-elle amenée, plus tard encore, à fouler ses premiers champs de bataille, son luth au chant de fer à la main. Au combat, elle se montrait froide et implacable, bien que capable d'une poésie qui paraissait pour beaucoup déplacée, dans un tel contexte.

"Avez-vous déjà visité Halcyona en temps de guerrre ? C'est assez pittorresque, l'orr des champs de blé à perrte de vue, rrougi parr le sang des guerrriers… Lorrsque j'y suis de perrmanence, je ne manque jamais l'occasion de frredonner un airr à ceux qui courrrent verrs leurr prroprre perrte, pourr donner du courrage à nos frrèrres et soeurrs, bien sûrr, pourr instiller la peurr chez l'ennemi, surrtout. Là est ma place, plus que nulle parrt ailleurrs…"

En dehors des temps de guerre, Ashra aimait à se donner en spectacle, particulièrement à Caernord, que ce soit comme musicienne dans ou devant le grand théâtre ou comme performeuse solo dans l'arène des gladiateurs dont elle était une participante assidue. Ce train de vie l'occupe encore à ce jour, bien après qu'elle ait participé à former une petite coalition de mercenaires, marchands et artisans, la Rose des Vents…

~ Pression et impressions ~

Ashra était nerveuse. Était-ce le tic-tac incessant de l'horloge murale, la chape de silence alourdissant l'air autour d'elle, ou encore le fait de rater systématiquement une note sur trois dans ses mélodies au luth, elle n'aurait su dire; mais elle était stressé à s'en faire friser les poils.

Ehibana ne l'aidait pas, bien au contraire : à force de lui tourner autour à lui demander sans cesse "alors, les recrues arrivent ?", Ashra sentait monter en elle une irrépressible envie d'attacher et bâillonner sa camarade avant de l'assourdir à son tour à grands renforts de pipeau.

Seul Gaeliath parvint à atténuer son stress bien plus tard, une grande main griffue posée sur la frêle épaule de la mélomane Firran.

Lorsque les jeunes recrues arrivèrent, c'est le cœur battant qu'Ashra les accueillit, l'esprit déjà concentré sur le petit discours de présentation de sa guilde. Après une grande inspiration, elle se lança de sa voix ronronnante, et le stress finit par se muer en quelque chose de plus agréable, une certaine forme d'aisance dont elle n'était pas totalement étrangère. Plus tard, elle réalisa qu'elle était bien, là et maintenant, comme un poisson dans l'eau dans son rôle d'hôtesse d'accueil. Elle oublia même avoir été stressée.

La Rose des Vents s'agrandissait, elle l'idée n'était pas pour lui déplaire, au contraire. Ashra voyait tous ces jeunes gens au regard volontaire, prêts à s'impliquer, et cela lui mettait du baume au cœur à plus d'un titre. Lorsque la guerre referait rage, tôt ou tard et plus certainement tôt que tard, elle savait déjà qu'en se retournant elle les trouverait du regard, et alors, rassérénée, elle n'en combattrait qu'avec plus d'ardeur encore.

Et lorsque viendrait la paix, elle aurait encore plus d'amis avec qui partager ses chansons empreinte de nostalgie.

~ Des jours comme les autres ~


Camp d'exercice des gladiateurs, un certain jour d'un certain mois...

Adossée négligemment au mur près du capitaine du camp, Ashra accorde son luth en vue d'une nouvelle séance d'exercice musclé, comme elle se plaît à nommer le quart d'heure de joute cordiale, mais non-dénué de violence, auquel elle s'adonne très régulièrement.
Les autres gladiateurs entrent dans l'arène à leur tour. Elle en reconnait certains, des éminences de l'exercice, et les salue d'un hochement de tête connivent. Mais quelle n'est pas sa surprise quand elle voit les visages familiers de quelques membres de sa guilde : Gaeliath, Meyra, Tsai-Shen et Xin-Yue. Si ces derniers sont coutumiers du job de gladiateur, il n'en va pas de même pour les deux premiers.
"Tiens donc, on vient se frrotter les moustaches à un simulacrre d'adverrsité épique ? Ce n'est pourrtant pas dans vos habitudes !"
La réplique n'a rien de méchant, bien entendu.
Ensemble, ils explosent quelques boîtes crâniennes et brisent le double de rotules, pour de faux, et partagent au bout d'un temps le plaisir de la victoire.


Camp d'entraînement abandonné d'Hasla, un autre jour d'un autre mois...

Pendant que ses amis de la Rose tabassent des plantes vénéneuses, Ashra joue l'avant-garde. On l'a prévenue que les Nuiens et Elfes tentent une percée au sud ; ni une ni deux, elle rejoint le gros des défenseurs et la troupe repousse l'ennemi aux limites de la zone.
Ce soir-là, la Firrane rentre chez elle épuisée, mais en un seul morceau. Sa grande mémoire lui rappelle tout de même qu'il n'en a pas toujours été ainsi ; sur ce même champ de bataille, elle avait jadis mordu la poussière et pas qu'un peu. En fait, elle est quasi-certaine de ne pas y avoir laissé que des poils, mais peut-être bien une dent ou deux, que Nui avait eu la grâce de lui remettre en place lors des résurrections d'usage.
Epuisée certes, mais elle ressentait aussi le bienfait moral du devoir accompli, et le bonheur bien plus grand encore de se sentir tout à fait à sa place. Et ce n'était encore qu'un début.


Plaines d'Or d'Halcyona, un jour X d'un mois Y...

A son arrivée dans la base Haranie, Ashra salue les vétérans avec respect et camaraderie, l'un n'empêchant pas l'autre. Comme toujours depuis quelques semaines, ce sont souvent les mêmes qui tiennent les rênes de la troupe dépêchée quotidiennement, et chargée de mettre une volée monumentale à l'ennemi.
Là encore, elle se souvient combien les choses étaient différentes, quelques semaines plus tôt : les marées de "rouges" comme on les appelle, déferlant en nombre abusément grand et écrasant tout sur leur passage... Les os d'Ashra ne s'en souviennent que trop bien. Hasker et elle pourraient un jour raconter ça aux nouveaux venus, elle en était sûre, ça animerait toute une soirée devant un feu de cheminée sans aucun doute.
Mais désormais, c'est les gens de l'Est qui font la loi dans les plaines d'Or, et quand l'alliance Haranie fonce dans le tas avec fougue, Ashra n'est pas bien loin de l'avant-garde, cheveux au vent et guitare à la main, entonnant des hymnes guerriers à la gloire de tous ses frères et de toutes ses sœurs d'armes, accentuant les ardeurs mêmes des plus timorés. Et quand vient le moment d'exploser le nexus Nuien, elle troque la guitare contre les boules de feu pour mieux faire pleuvoir l'apocalypse.
C'est sûr, elle ne les aurait pas volées, ses médailles.


Grand Théatre Larsen de Caernord, un jour précis d'un mois précis...

A ceux qui pensent qu'on ne peut être tout à la fois un brave guerrier et un brave musicien, Ashra prouve le contraire.
Ayant revêtu une tenue plus urbaine que son costume de battlemage ou sa salopette de mécano', elle se prépare à participer à un petit concours musical savamment orchestré par Tsai-Shen et Xin-Yue. Ces deux petits ne cessaient décidément pas de l'emballer, le plus agréablement du monde et pour son plus grand plaisir.
Mais ce soir là, elle n'est pas la vedette principale et c'est tant mieux ; à son avis, le travail de l'ombre lui convient bien mieux, et le rôle de "special guest" itou.
Après sa petite prestation, Ashra se retire discrètement, non sans songer qu'elle faisait décidément figure d'ovni, elle l'excentrique, l'avant-gardiste avec ses goûts musicaux peu communs. Exactement ce qu'elle voulait être, finalement.


Bungalow d'Ashra, un jour récent d'un mois récent...

En apparence toute décontractée, Ashra reçoit ses amis dans sa nouvelle demeure, entre deux livraisons de produits manufacturés et autres spécialités locales par voie maritime.
Alors qu'ils font le tour du (de la ?) propriétaire, celle-ci ne peut s'empêcher de se demander si le lieu n'est pas un peu trop révélateur de sa personnalité intime. Le lit parfaitement fait, sans un pli de drap en trop, ne révèle-t-il pas trop sa maniaquerie ? La taille soignée des abondants bonzaïs ne trahit-elle pas son côté méticuleux, son obsession du détail ? Les vases anciens et le bric à brac d'antiquaire dévoileraient-ils sa soif de trésors ? Et la table à apéritif, les pieds dans l'eau... A coup sûr ils vont comprendre qu'elle est une épicurienne invétérée !
Bah, peu imporrte ce qu'ils pensent, finit-elle par songer avec sagesse. De toute façon je suis sûrre qu'ils m'aiment bien quand même. Sinon, ils sont tous fous de rrester dans ma bande.
Heureusement qu'elle avait pensé à planquer le pinard et les objets compromettants, tout de même... On ne sait jamais avec ces loustics.